L’épidémie / Åsa Ericsdotter

L’autrice manie un récit haletant, le dérapage d’une société qui devient complice des psychoses d’un homme : l’occasion de dresser une fresque critique de nos sociétés actuelles…

Ce récit dystopique, qui revêt des airs d’anticipation, est suffisamment vraisemblable pour marquer les esprits et interroger le·a lecteur·rice. À mon sens, il est ici question de la manière dont tout peut basculer, la déchéance d’un état et l’asservissement de sa population, en raison d’une seule personne détenant assez de pouvoir pour ériger ses peurs et sa haine au rang de programme politique. C’est alors l’histoire d’un homme, premier ministre suédois gangrené par sa répulsion des personnes en situation de surpoids, qui corrompt alors progressivement le régime en appliquant -au départ- quelques lois à l’encontre des individu·es qu’il estime un peu trop enrobé·es. Peu à peu, ces lois se multiplient et se font de plus en plus sévères, allant de l’interdiction de travailler à la ghettoïsation des habitant·es en passant par la sur-médication et les opérations chirurgicales amaigrissantes dès le plus jeune âge.

Ce thriller, captivant, nous rappelle combien il faut se méfier de l’état et des personnes au pouvoir qui se servent de la « justice » et des médias pour diffuser leurs idées, contrôler les esprits et les anéantir. L’autrice, Åsa Ericsdotter, décrit à merveille les dérives politiques totalitaristes et ses mécanismes jusqu’au déclin d’une société, la suppression des droits des hommes et femmes, de la liberté et le glissement terrible vers le génocide. La folie et la phobie d’un homme deviennent alors ici l’occasion d’un extrémisme politique, religieux et médical qui chute vers une horreur indicible. Si le roman décrit finement l’abnégation d’un collectif par la construction d’un système politique infernal que nous refusons d’imaginer possible, il glace par son actualité et son acuité quant à nos obsessions d’être en bonne santé, d’avoir un corps parfait et d’être dans la norme.


Mieux valait des citoyens non contestataires atteints de troubles alimentaires. Des anorexiques et des boulimiques qui se vengeaient sur leur corps plutôt que sur la société. Qu’étaient devenues les révolutions pour lesquelles sa génération s’était battue ? À présent, les cadavres décharnés de femmes se rangeaient docilement dans des cimetières, ne dérangeant en rien les cercles patriarcaux.


L’épidémie, Åsa Ericsdotter. Traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy. Éditions Actes Sud, coll. Actes Noirs, 2020. 432 pages. 23 euros.

L’extermination des masses par la faim : L’ombre de Staline / Agnieszka Holland

Hier, jeudi 25 juin, premier cinéma post-confinement. Mon choix s’est arrêté sur un biopic, avec néanmoins quelques réserves. Le genre me déçoit régulièrement et semble rarement à la hauteur du·de la personnage qu’il dépeint. Pour autant, le thème m’intéressait suffisamment pour faire une nouvelle tentative. Masque enfilé, yeux préparés, je découvre avec une légère ironie le visage de Brad Pitt sur mon billet et un couple de deux hommes dans la salle. Brad Pitt et moi d’un côté, le père et son fils de l’autre, la salle est toute à nous.

Agnieszka Holland est une réalisatrice polonaise de cinéma mais également de séries télévisées. Elle a notamment réalisé quelques épisodes de l’excellente série The Wire, mais également de The Killing et du très renommé House of cards. Bien que son nom m’était inconnu, et après quelques recherches à son propos, il m’est apparu que ses films étaient essentiellement politiques. À mon sens, son dernier long-métrage revêt peut-être cet aspect mais me paraît davantage historique, voire documentaire.

L’ombre de Staline narre l’histoire méconnue du journaliste gallois Gareth Jones qui dénonça l’un des plus terribles crimes de masse du 20ème siècle -et qui fut probablement assassiné pour cette raison à l’âge de 34 ans- : il s’agit de l’Holodomor. Mes carences culturelles ainsi dévoilées, j’ai alors découvert avec torpeur une partie de l’histoire européenne et soviétique complètement tue et tabou, cette extermination de masse est d’ailleurs reconnue comme génocide dans seulement vingt-quatre pays dans le monde (et la France n’en fait pas partie). Le terme d’Holodomor soulève le caractère intentionnel d’anéantir par la faim toute une population pendant le régime stalinien d’entre deux guerres. La vanité de Staline était telle qu’il est allé jusqu’à commanditer de nombreux meurtres et mener une politique d’une violence inouïe à l’encontre de peuples réduits en esclavage pour convaincre le monde, et surtout l’occident alors en pleine crise économique, du miracle stalinien.

Mes aptitudes cinématographiques ne me permettent pas vraiment la possibilité d’une critique profonde et sagace mais si dans l’ensemble j’ai apprécié le film ainsi que le jeu des acteur·rices, j’ai décelé quelques défaut d’un point de vue scénaristique. La présence de George Orwell, alors contemporain du journaliste se présente à de multiples reprises pendant la séance sans qu’elle soit justifiée, en dehors de quelques inserts littéraires : quelques passages du formidable ouvrage La ferme des animaux sont lus et semblent tout à fait pertinents. De là à se faire rencontrer les deux protagonistes, dont la véritable entrevue n’a probablement pas eu lieu, j’émets quelques réticences. En revanche, j’ai perçu une véritable qualité photographiques des paysages, un réel parti pris esthétique et un souhait de peindre des scènes atroces dans un climat austère, oppressant qui rejoint la progressive perte des idéaux du lanceur d’alerte, bientôt décrédibilisé par les intimes du parti soviétique, avides de pouvoir et de notoriété.

Malgré la traduction du titre à mon sens peu cohérente, L’ombre de Staline remplit bien sa démarche pédagogique et historique et offre une première entrée sur deux ans d’extermination encore méconnus et pas ou peu enseignés dans les établissements scolaires. La réalisatrice polonaise, en quête de vérité, réhabilite alors plusieurs millions d’âmes décimées et oubliées par le biais d’un héros audacieux, téméraire et qui fait face à la propagande soviétique. Si j’ai beaucoup appris et même si le film dégage un réalisme parfois insoutenable, la production reste à mon sens concentrée sur Gareth Jones et relève du genre dramatique, autobiographique et non documentaire : il donne pour autant l’occasion d’un regard historique, et d’un questionnement actuel sur les fake news, le métier de journaliste et le pouvoir en place.


Agnieszka Holland, L’ombre de Staline, 22 juin 2020. 1h58. Biopic, drame. Avec James Norton, Vanessa Kirby, Peter Sarsgaard.